VENDREDI 20 MARS 2020
Je ne suis pas un héros. J’aurai 35 ans dans 4 jours. Ça ne doit pas être une bonne date le 23 mars. La dernière fois que je me suis dit ça c’était un certain 22 mars quand une bombe a explosé à Bruxelles. C’était la veille de mon anniversaire. Je ne suis pas un héros et quand je me suis levé ce matin, je ne me sentais pas un héros. J’avais mal à tête, migraine chronique, la norme pour moi. Ma première pensée s’est focalisée sur mon père. Deux jours qu’il est seul chez lui. J’aimerais avoir le pouvoir de développer des anticorps pour lui apporter son journal qu’il lit tous les jours depuis quarante ans, et le serrer dans mes bras. Tout a basculé si vite. L’exceptionnel est devenu normal. Ce qui était banal est interdit. Les gestes auxquels on ne faisait pas attention dans notre quotidien sont devenus des gestes qui prennent des vies, ou qui en sauvent. C’est fou. Je ne suis pas un héros parce que j’ai peur. Mais je me sens en même temps très calme. Est-ce que c’est ça, vivre au temps d’une pandémie ?
La tente de la Croix-Rouge installée devant l’hôpital Saint-Luc me donne le sentiment que le combat a vraiment commencé et qu’il va être âpre. C’est là que je vais. Je suis volontaire depuis cinq ans. Je me suis proposé pour faire le tri des patients. Je n’aime pas l’expression. Mais j’en comprends bien le sens impérieux. Il faut que les urgences puissent fonctionner sans que le virus ne contamine l’hôpital. Ils nous ont appelé pour qu’on les aide à orienter les gens. Mon traducteur mental me fait comprendre qu’on doit protéger les équipes médicales et rassurer la population. Quand je me suis engagé avec la Croix-Rouge de Belgique c’était pour aider les plus vulnérables. Aujourd’hui, ce sont les médecins les plus vulnérables. Je me dis un instant que c’est absurde. Pas longtemps. Je sais que c’est la réalité qui a changé. Le virus fait bouger toutes les lignes. Ils nous obligent à réinventer nos rôles, à repenser la hiérarchie des priorités. Je n’ai pas dit à mon père ce que je faisais aujourd’hui. Je ne voulais pas l’inquiéter. C’est une vraie mère-poule.
Le temps d’enfiler mon masque, mes lunettes de protection, une sur-blouse et je suis en première ligne. Pourtant l’ambiance dans la tente est plutôt détendue, au vu des circonstances. Le bénévole que je remplace, un chouette gars, même si on n’a pas les mêmes goûts musicaux et que ça nous a valu quelques belles embardées, me dit qu’ils ont déjà reçu quatre-vingt personnes. Il précise que la plupart ont pu rentrer chez eux. Mon visage doit trahir mes pensées. Est-ce qu’il essaye de me rassurer ? Pourquoi ? J’ai l’air nerveux ? Je me sens toujours aussi calme.
L’épreuve du feu commence pour moi par une femme et son fils de douze ans. Il a des frissons et il a vomi ce matin me dit sa maman. Je leur fournis un masque chacun et du gel hydro-alcoolique. Je vois qu’elle fait un effort surhumain pour rassurer son fils. Elle me fait penser à Roberto Benigni dans « La vie est belle ». Elle transforme le test en jeu. Son inquiétude lui donne une force de création incroyable. Je me sens de moins en moins un héros, mais elle, je la vois comme une vraie héroïne. Bigger than life. Décidemment, la réalité rattrape la fiction depuis quelques jours. Alors je m’en remets aux gestes que je connais. Tout ce que j’ai appris pendant mes maraudes pour les sans-abris me revient de manière instinctive. Mais comment rassurer quand on est habillé comme un virologue de science fiction ? Comment montrer son sourire avec un masque sur la bouche ? Comment faire passer par les mains ce que les mots ne disent pas, quand nos doigts sont isolés par des gants en latex ?
Je commence le questionnaire avec une appréhension que j’espère imperceptible. Séjour à l’étranger ? Contact avec une personne contaminée ? La mère opine. Je sens un fil qui se noue dans mon ventre. Leur destin peut basculer dans une file ou l’autre. Les covid-19 ou… Les autres. Toux, fièvre, température ? La mère fait non de la tête. Négatif ! J’ai presque crié en le disant. La maman se confond en excuse. Elle aurait dû penser à un bête rhume ou une vilaine grippe, mais avec tous ces fils d’actualité, elle a perdu le contrôle. Benigni a retiré son masque de clown triste pour laisser apparaître une maman à bout de nerf. Elle aurait dû… Je l’applaudis. Je ne sais pas ce qu’il me prend, mais je l’applaudis. Puisque je ne peux pas vraiment sourire, pas vraiment poser la main sur son bras, je l’applaudis pour lui dire qu’elle a bien fait, qu’on est là pour ça et que tout va bien aller. Dehors, on entend applaudir. Le garçon retrouve le sourire. Les clap-clap se propagent plus vite que le virus.
Alors que la journée va s’achever pour moi après un shift de huit heures, la stridulation angoissante d’une sirène d’ambulance s’approche très vite de nous. Je sors. C’est une ambulance de la Croix-Rouge. Eux aussi sont sur le front. Le brancard surgit par les portes. Le patient est intubé, sous assistance respiratoire. Je croise le regard de l’ambulancier qui n’a pas le temps de me donner son diagnostic…
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