MERCREDI 8 AVRIL 2020
Jusqu’ici tout va bien. Ça, c’est le titre. Je travaille dans une entreprise à horaire fixe. J’ai une vie stable et agréable, un cadre bien réglé. Je suis jeune, blanche et en bonne santé. Finalement la seule chose qui me tient à l’écart de la catégorie des dominants et des privilégiés est que je suis une femme. Mais même ça ne m’a pas empêché d’être devenue ce que je suis. J’ai donc en plus de la chance. Jusqu’ici tout va bien, pour les gens comme moi. Ça, c’est sous le titre. Et, comme souvent, c’est le plus important. Le « mais » après les compliments. J’ai eu beaucoup de mal à dormir après ce que j’ai vu cette nuit.
Je ne vais pas épiloguer. Ce que j’ai à dire est simple. Si on juge une société à la façon dont elle traite les plus fragiles, il y a de quoi être révoltée par la nôtre. Je participe aux tournées de la Croix-Rouge pour aider les sans-abris depuis longtemps. Dans notre jargon, on appelle ça les maraudes. Des rencontres, j’en ai fait des tonnes. C’est un endroit du monde où l’on voit toute l’humanité. Celle qui rit. Celle qui pleure. Celle qui souffre. Celle qui espère. Ce que je n’ai jamais rencontré, c’est des histoires simples ou des parcours linéaires. La violence, les addictions, l’injustice, l’amour, la solidarité, tous les drames et toutes les joies humaines sont dans la rue. Il suffit de ne pas détourner le regard.
Avant l’épidémie, je partais en maraude une fois toutes les deux ou quatre semaines. J’ai fait face à toute sortes de situations, mais la mission est toujours de répondre à une situation de détresse immédiate, qu’elle advienne soudainement, comme un accident, ou qu’elle soit la conséquence terrible d’un état de précarité trop long, permanent, infini. La distribution de nourriture est importante, bien sûr, mais pas l’essentiel. À force on établit des relations. On est attendu. On sait que la dame discrète réfugiée derrière l’église préfère deux sucres dans son café, qu’on va soigner les écorchures du petit jeune jovial qui n’arrête pas de tomber parce qu’il fait tout trop vite, qu’on va s’accroupir pour parler d’égal à égal avec les êtres humains qui restent couchés par terre. Les kits d’hygiène et les couvertures sont des denrées précieuses. Le petit sandwich est apprécié. Pas autant que les mots qu’on échange. On est là pour écouter ceux que personne n’écoute.
Depuis l’épidémie, j’en suis à deux tournées par semaine. Si on me demande de jauger la situation sur une échelle de un à dix, je dirais huit quand je commence, neuf, quand je termine. Le confinement a tout changé. Un restaurant fermé, personne dans la rue, des gares désertées, pour les gens comme moi, c’est une ambiance un peu suspecte, un manque de convivialité une source d’ennui. Pour les sans-abris, c’est la fin du surplus des restaurants, plus personnes pour espérer une pièce, plus de douches accessibles. C’est la privation de ressources vitales. C’est parfois une amende quand la police les surprend sur un banc ou quand ils se rassemblent à l’entrée des gares. La survie de ces hommes et de ces femmes dépend maintenant du sandwich emballé dans un sachet plastique qu’on glisse dans leur sac à dos. On parle, on écoute. Tout ne tient qu’à un fil.
Je suis persuadée qu’il y aura un avant et un après covid-19. En tout cas, je m’accroche à cette idée. Mais je ne sais pas si sera pour un mieux ou un moins bien. Je lutte contre cette pensée. Le moment est peut-être venu de tout changer au lieu de s’en inquiéter. Il faut imaginer une société plus respectueuse des personnes et plus soucieuse des inégalités. Combien de victimes expiatoires du profit, de l’individualisme et de l’égoïsme moral faudra-t-il encore ?
Ce que je vois dans la rue m’empêche de dormir parce que, je vais le dire platement, la vie est dure. Mais paradoxalement, dans ces mêmes rues, les gens s’entraident et s’associent. Ils démentent l’idéologie du chacun pour soi et du laissez-faire. Faut-il avoir tout perdu pour se décider à tout changer ?
Vivre dans la rue n’est jamais un choix. Ignorer les personnes qui y vivent l’est toujours.
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