VENDREDI 10 AVRIL 2020

Ce n’est pas spectaculaire. Nous ne faisons pas la une. Nous ne faisons pas dans l’urgence, les catastrophes, les circonstances exceptionnelles. Nous ne courons pas un sprint. Dans un monde idéal, je préfèrerais que l’aide alimentaire aux plus démunis soit une exception, mais dans la vraie vie, c’est un service quotidien. C’est un marathon. Et le corona nous a coupé le souffle.

Je me sens un peu seul pour gérer l’épicerie sociale. La plupart des bénévoles ont plus de soixante-ans. Ce n’est pas le moment de mettre le nez dehors. Pourtant, il faut bien tenir la boutique. Des familles comptent sur nous. Il a fallu nous réorganiser complètement. Et vite. Ce n’est pas évident pour des coureurs de fond. Ceci dit, on est parvenu à rester ouvert. Victoire d’étape. Commençons par là. Je préfère voir le verre à moitié plein, toujours. Cette semaine, on a réussi à aider vingt familles. En échange, j’ai eu deux sourires de petites filles, une blague drôle, deux ratées, une discussion foot où on était pas d’accord mais qui s’est bien terminée, dix parents rassurés, deux dames bavardes, je ne sais plus combien de mercis, et à vue d’œil, beaucoup de repas assurés pour les plus vulnérables. L’addition est plus que correcte selon mes critères.

Le verre à moitié vide. Il faut l’avaler aussi, je sais. Les livraisons commencent à devenir compliquées. Nous sommes toujours livrés par notre centrale d’achat, mais nous ne recevons plus les invendus des grands magasins. Je dois compléter en faisant des courses tout seul. La brocante sur laquelle on comptait financièrement à la fin du mois est annulée. La soustraction est vite faite. Nous n’allons pas tenir indéfiniment. Après, nous avons l’habitude de nous adapter à la Croix-Rouge. Mais enfin, je ne peux pas nier que cela m’inquiète.

Ce que je redoute le plus, comme ça je l’aurais bu jusqu’à la lie ce verre, c’est de voir de plus en plus de personnes en difficulté se tourner vers nous. Nous le voyons venir. Pour l’instant, les conséquences de l’épidémie sont surtout sanitaires. Mais le volet économique va bien finir par nous claquer la porte au nez. La preuve, cela faisait longtemps que je n’avais pas reçu de demande de colis d’urgence alimentaire. J’en ai livré deux cette semaine. Je ne peux pas accepter de tirer le rideau. Mais comment ferons-nous quand de plus en plus de familles qui n’étaient pas concernées par l’aide alimentaire se tourneront vers nous alors que notre stock baisse ? Multiplication des demandes par division des stocks, il y a comme une erreur dans l’énoncé.

Je crois bien que le corona est en train de tout réorganiser. Bien au-delà de nos difficultés à nous, dans l’action sociale. Même si c’est d’une façon vraiment moche, le corona nous remet à notre place. Quand tout sera fini, j’aimerais croire qu’au niveau individuel, et aussi collectif, nous continuerons à apprécier les valeurs que nous avons redécouvertes. Un repas en famille ou en couple, l’importance d’être respecté et considéré dans son travail, passer du temps à réfléchir, à se parler, à partager.

Mais nous ne le saurons pas avant la fin de la course. Et, pour l’instant, je ne vois pas la ligne d’arrivée. C’est long un marathon.

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